14

Dressé telle une monstrueuse statue de Çiva aux multiples bras et soudain animée par un charme magique, le colosse d’acier s’était mis à progresser lourdement, sur ses trois pieds, en direction des hommes et de Cynthia. Bob, Bill et le professeur Clairembart avaient braqué leurs carabines sur le monstre.

— Visons les yeux, recommanda Morane.

Tous trois ajustèrent les petits hublots, clignotant d’une lumière verte, qui trouaient la face de métal bleui. Les trois coups de feu se confondirent, et chacun dut atteindre son but, car Morane et ses deux amis étaient d’excellents tireurs. Pourtant, rien ne se passa : les yeux-hublots continuèrent à clignoter, intacts, tandis que le robot continuait à avancer comme si de rien n’était.

— Il est à l’épreuve des balles ! cria Bill.

La brute mécanique avançait toujours, en fauchant l’air de ses six bras qui se mouvaient de droite à gauche à la façon de gigantesques fléaux d’arme. Il n’était plus qu’à deux mètres des fuyards.

— Reculons, recommanda Bob, sinon il va nous massacrer…

Sans se détourner, tandis que le robot continuait à progresser lentement vers eux, les huit bommes et la jeune fille rétrogradèrent. Et, soudain, comme ils atteignaient l’endroit d’où, tout à l’heure, ils avaient aperçu le robot, ce dernier s’immobilisa, comme s’il s’était heurté à une muraille.

Se demandant ce qui provoquait cette soudaine immobilité de l’automate, les captifs demeurèrent un instant interdits. Morane crut cependant avoir trouvé une explication au phénomène.

— Remarquez, dit-il, que la lumière rouge, là-bas, dans la salle de commandes, a cessé elle aussi de clignoter. Assurément, son fonctionnement doit être couplé à celui du robot. Quand nous atteignons un certain endroit du corridor, nous coupons un rayon invisible, ou un champ magnétique, ce qui déclenche le mécanisme. Quand nous avons, en reculant, recoupé ce rayon lumineux ou ce champ magnétique, le même processus a eu lieu, mais à l’envers… Il est donc évident que le robot est là pour interdire l’accès de la chambre de commandes ; il faut donc à tout prix atteindre celle-ci…

— Mais comment ? demanda Cynthia. Avec ses six bras, ce monstre barre toute la largeur du couloir :…

Bob parla rapidement, car le temps pressait ; à tout moment, les charges dont avait parlé l’Ombre Jaune pouvaient exploser, détruisant le refuge et ceux qui s’y trouvaient prisonniers.

— Vous allez tous faire mine de vouloir passer vers la gauche. Le robot tentera de vous barrer la route…

J’essaierai alors de me glisser le long du mur de droite… Allons-y… Le temps presse…

Tous se rendaient compte que, réellement, l’instant était critique, qu’ils jouaient leurs vies ; aucun des compagnons de Bob ne discuta donc la décision de ce dernier. Ils se portèrent vers la gauche et se dirigèrent vers l’automate…

Les événements devaient prouver que Morane ne se trompait pas car, à peine ses compagnons avaient-ils franchi deux mètres que le robot se remit en action. Ses six bras articulés se tendirent vers les sept hommes et Cynthia, afin de leur barrer le passage, de les saisir s’ils faisaient mine de vouloir passer malgré tout. C’était ce que Morane attendait. Avec la détente d’un coureur de cent mètres, il bondit en avant, en rasant la muraille de droite. Son élan avait été foudroyant, mais les réactions du monstre mécanique, commandées sans doute électriquement par des champs magnétiques, qui lui faisaient comme autant d’antennes invisibles, ne le furent pas moins. Comme Bob arrivait à la hauteur du robot, un bras de métal balaya l’air dans sa direction, et il eut juste le temps de se courber pour éviter la puissante griffe d’acier qui, manquant son but, alla écorcher la paroi du corridor, à l’endroit précis où, quelques fractions de secondes plus tôt se trouvait la tête de Morane.

Celui-ci cependant était passé. De toute la vitesse dont il était capable, il continua à foncer en direction de la salle de commandes, où les reflets de la lumière rouge continuaient à clignoter.

Derrière, le robot devait s’être lancé à la poursuite de Bob, car ce dernier entendait, dans son dos, sa marche pesante. Pourtant, Morane savait que la lourde machine ne pouvait lutter de vitesse avec lui. D’ailleurs, il avait atteint la salle de commandes. Courant toujours, il s’y engouffra, cherchant aussitôt des yeux la source de lumière rouge. Il la trouva immédiatement : une grosse ampoule qui clignotait au centre d’un tableau muni d’un seul interrupteur à levier. Déjà, Bob Morane n’avait plus qu’une idée : abaisser le levier et, peut-être, ainsi, arrêter le robot, qui ne devait plus être maintenant qu’à quelques mètres de l’entrée de la salle.

Tous les muscles bandés, Morane s’apprêtait à bondir vers le tableau quand, alors seulement, il vit, dans un coin de la pièce, un autre monstre de métal, en tous points semblable au premier, et qui roulait vers lui sur ses jambes tripodes, en clignant de ses six yeux verts.

 

Durant un bref instant, Bob Morane était demeuré épouvanté par l’apparition de ce nouvel adversaire, contre lequel, il le savait, il lui eût été impossible de lutter. Et, derrière lui, il entendait la lourde démarche du premier robot, tout proche à présent.

En un éclair, Bob comprit qu’il n’avait qu’une chance de s’en tirer : abaisser la manette avant que les brutes métalliques ne soient sur lui.

« Il faut que j’y parvienne ! songea-t-il. Il faut que j’y parvienne ! »

Deux mètres à peine le séparaient du second robot quand il se propulsa en avant, en un sursaut désespéré. Six bras se tendirent vers lui, mais sans le toucher, et il atteignit le tableau au moment même où une énorme griffe d’acier se levait au-dessus de lui pour l’anéantir. Mais, déjà, il avait saisi la manette à pleine main et l’abaissait, tout en rentrant la tête dans les épaules, s’attendant à tout moment à être écrasé sous la prodigieuse poigne de l’automate. Rien de semblable ne se produisit cependant. Le clignotant rouge s’était éteint, et le robot, ses multiples yeux verts soudain morts, s’était immobilisé, le bras, qui allait frapper, encore levé.

Se tournant vers la porte, Bob Morane y aperçut l’épaisse silhouette du second robot, immobile lui aussi.

Bob sentit son cœur bondir dans sa poitrine.

— Cela a réussi ! murmura-t-il. Cela a réussi ! D’un revers de main, il essuya la sueur coulant sur son front et rapidement, il inspecta la salle en détail, ce qu’il n’avait pas encore eu le loisir de faire.

À présent qu’il était sorti du feu de l’action, le sol recommençait à lui brider sous les pieds, et il s’attendait à chaque instant à le voir s’ouvrir dans des gerbes de flammes qui anéantiraient tout.

Les murs de la salle étaient tapissés de tableaux constellés d’interrupteurs, de voyants et de cadrans. Ce fut pourtant le plafond qui retint surtout l’attention de Bob. Une trappe ronde s’y découpait, mais on n’y remarquait aucun dispositif d’ouverture.

Ses compagnons, devinant tout danger de la part des robots écarté, faisaient irruption dans la salle. Morane leur montra la trappe, en disant :

— C’est sans doute par-là que nous devons fuir…

— Sans doute, approuva le colonel Jouvert. Le tout est de réussir à l’ouvrir, cette trappe…

— Une de ces manettes peut-être, dit Ballantine.

— Oui, mais laquelle ? demanda à son tour Clairembart.

Bob Morane jeta un rapide regard sur les visages tendus de ses compagnons, sur lesquels la menace de mort énoncée par Ming continuait à planer. Sur ce groupe amalgamé, l’angoisse pesait et, dans les yeux clairs de Cynthia, Bob lut une prière, comme si, réellement, la jeune fille n’attendait son salut que de lui.

Avec un calme, une précision masquant sa propre angoisse, Morane s’approcha du tableau scellé au mur le plus proche de la trappe. Il choisit un interrupteur à levier abaissé et le releva rapidement, sans savoir quelles conséquences pouvaient avoir ce geste, mais tout lui semblait préférable à la menace pesant sur ses compagnons et lui-même.

Bien ne se passa et, sans attendre, il rabaissa la manette, pour en relever aussitôt une deuxième. La lumière s’éteignit, et il la rétablit par un mouvement inverse de celui qu’il venait d’effectuer.

Ce fut au quatrième levier que la trappe s’escamota avec un claquement sec, tandis qu’une échelle de fer descendait lentement par l’ouverture jusqu’à ce que son pied touchât le sol. En hâte, le professeur Clairembart jeta un regard dans une espèce de puits maintenant ouvert dans le plafond.

— J’aperçois un rond de lumière, qui ne peut être que celle du jour, dit l’archéologue. Je crois que nous sommes sur la bonne voie…

Bob Morane désigna l’échelle à Miss Paget.

— Grimpez, Cynthia, dit-il, et aussi vite que vous pourrez… Nous vous suivons…

Le puits allait-il leur servir de tombeau ? Chaque échelon que les fuyards gravissaient augmentait leur torture, la longueur de l’attente du trépas. Pourtant, ils débouchèrent tous, sains et saufs, sur le flanc de l’île, à l’air libre, assez loin en dessous du plateau où s’ouvrait l’entrée principale du refuge.

Tendant le bras vers l’étroite plage cernée de partout par la forêt immergée, en contrebas, Morane commanda :

— Au canot !… Vite !…

— Il ne nous contiendra pas tous, fit remarquer Ballantine.

— J’ai moi aussi une embarcation cachée dans les roseaux, déclara Sir Archibald Baywatter.

— Moi de même, dit le colonel Jouvert.

Il s’avéra bientôt que les fuyards auraient à leur disposition plusieurs canots, cachés en des endroits différents par les agents secrets, venus séparément.

— Deux embarcations nous suffiront, coupa Bob. Retrouvons-les au plus vite…

Ils se mirent à dévaler le flanc de la butte et atteignirent sans encombre la plage. Ils étaient couverts de transpiration et leur nervosité était à ce point intense qu’ils titubaient, comme ivres. Le canot de Sir Archibald fut retrouvé à proximité de l’endroit où était caché celui à bord duquel Morane, Cynthia Paget, le professeur Clairembart et Bill Ballantine étaient venus.

— Reste à savoir si les Amoks nous laisseront passer, fit Bill, tandis qu’ils poussaient les deux embarcations à l’eau.

— Quand nous sommes venus, ils n’ont pas tenté de nous barrer la route, expliqua le major Paget. Peut-être en sera-t-il de même au retour…

— J’en doute, dit encore Ballantine. En ce qui nous concerne, les Amoks ont tenté de nous avoir, car l’Ombre Jaune a sans doute préféré ne pas prendre de risques avec le commandant Morane, le professeur et moi, qui lui avons déjà donné trop de fil à retordre par le passé… J’ai la quasi-certitude que nous reverrons ces maudits mangeurs de haschisch…

Les fuyards s’étaient entassés dans les deux embarcations, qui furent poussées à coups de pagaies sous le couvert des arbres. C’est alors que, dans le silence total de l’après-midi déclinant, s’éleva une musique plaintive. Cette même musique qui, le matin, avait mis les Amoks en déroute.

 

L'héritage de l'Ombre Jaune
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